Un monde de musique & Mélo : Renouveler les pratiques de médiation pour la démocratisation culturelle
« Cultiver le désir de musique » est le slogan par lequel Zebrock affiche son engagement pour l’éducation artistique et culturelle (EAC) à la chanson et aux musiques actuelles. Depuis près de trente ans, le cap fixé à ce travail est de contribuer à la réussite scolaire des élèves. Cette question est particulièrement importante en Seine-Saint-Denis où les inégalités sociales engendrent d’insupportables inégalités devant l’éducation. À travers des méthodologies petit à petit éprouvées sur le terrain, dans des centaines de classes, avec des milliers d’élèves et d’importantes étapes de réflexion construites avec notre partenaire, le laboratoire en sciences de l’éducation ESCOL-CIRCEFT de Paris 8 nous avons construit une expertise fine permettant de tenir notre cap (la réussite scolaire) et de déjouer les nombreux « pièges » qui s’offrent à nous et que nous avons parfois nous-mêmes posés. L’EAC à la chanson et aux musiques actuelles installe une situation paradoxale dans la classe en y faisant entrer des objets non scolaires (la chanson, le rock, le rap…), frappés d’une grande familiarité et constituant un entre soi très exclusif (on parlera beaucoup entre ami.e.s de l’actualité de You Tube, mais…parler musique avec un prof, quelle étrangeté !), généralement encadrés de véritables connaissances rarement sollicitées par l’institution scolaire quand elles n’y sont pas stigmatisées. En clair, les élèves ont des dispositions non requises par l’école. Et si justement elles étaient sollicitées ? Notre expérience dans les classes a révélé que, pour peu qu’on s’attache à le résoudre, ce paradoxe offre des leviers pour une meilleure inclusion de tous les élèves générant une forme de dynamique collective qui impactera les résultats individuels et collectifs. Les logiques que nous avons développées de mise en perspective les œuvres et les artistes dans leur époque, conduisent à mobilier pour le projet d’EAC des connaissances acquises dans des disciplines plus conventionnelles. Par exemple, interroger le vague yéyé des années 60 en France à la lumière de la fin de la guerre d’Algérie ou éclairer le mouvement des droits civiques aux États-Unis du foisonnement des musiques afro-américaines permet de comprendre la portée de ces objets artistiques et de les relier à l’histoire contemporaine telle qu’elle est étudiée par les élèves. Généralement rangés dans le domaine du « futile sans grande importance », ces connaissances musicales éparses qu’ont les élèves prennent de l’importance, deviennent un objet sérieux de nature à nourrir des discussions passionnantes requérant un champ lexical approprié et des mises en regard, des comparaisons… et de sortir du « j’aime-j’aime pas » appauvrissant. Nous avons souvent écouté et pris part, réjouis, aux discussions que telle ou telle chanson pouvait déclencher.
Toutefois, ne nous le cachons pas, les différences de niveau d’acculturation dans une même classe posent de réels problèmes quant à la compréhension des requêtes que formulent nos interventions. D’autres dispositions nécessaires manquent souvent. Par exemple la chronique de chanson que nous demandons aux élèves de faire leur est un exercice finalement assez peu familier qui a besoin d’être accompagné pas à pas et souvent de façon différenciée. Certains élèves habitués dans le cadre familial à écouter et discuter de musique s’en sortent bien, très bien et vite, d’autres qui n’ont pas les mêmes conditions d’existence rencontreront davantage de difficultés. Les dispositions ne sont pas également réparties. A ce moment, la médiation culturelle devient une forme de fine couture qui demande patience et agilité. Car si l’on prend le risque d’enjamber les difficultés, nous prenons celui de renforcer les écarts, de rebuter et d’isoler les élèves faiblement outillés. D’où l’importance du facteur temps. Nous avons ainsi pu mesurer, notamment a travers des enseignements de la thèse de doctorat qu’a produit Manon Fenard, jeune chercheuse en poste durant trois ans à Zebrock et au MacVal (musée d’art contemporain du Val de Marne) travaillant sur une compréhension fine des processus par lesquels les élèves les plus en difficultés font face aux propositions artistiques qui leur sont soumises, que les meilleures intentions peuvent produire des effets opposés à ceux escomptés. Les grandes enjambées auxquelles ont peut parfois céder en croyant que l’implicite d’un propos est largement compris par tous peut bloquer, voire braquer des élèves qui vont là encore avoir le sentiment que ce n’est pas pour eux, voire même pire, se sentir humiliés, dévalorisés, sentiments dont nous savons bien hélas que les jeunes de banlieues sont familiers. Ainsi les barrières sociales dont il s’agit à notre sens de combattre les effets risquent-elles finalement d’être renforcées. En clair, il ne suffit pas de chanter les louanges de l’EAC pour en faire vraiment et utilement.
Les outils pédagogiques que nous avons longtemps conçus, notamment le fameux livret de Zebrock au Bahut (50 pages, 20 chansons, de très nombreuses ressources documentaires avec bien sûr un CD pour écouter les chansons) ont largement contribué à la réussite de ces dispositifs pionniers. L’ère numérique dans laquelle nous sommes vraiment entrés à la fin des années 2000 impose de penser les outils de la médiation sous un nouvel angle, du fait que la dématérialisation de la musique n’a pas impacté que les supports : elle induit de nouveaux modes de consommation, de rencontre et d’appropriation. Le MP3 puis le smartphone permettant un accès aisé à des plateformes de streaming abondantes et surtout la très grande pénétration de You Tube qui est aujourd’hui le premier médium musical ont instaurés des comportements dont l’image la plus fréquente est celle de jeunes partageant des écouteurs dans un wagon de RER. Les stratégies de médiation devaient évidemment s’adapter à cette nouvelle donne, en vérité facilitatrice : l’accès à la musique et aux répertoires qui appelait des protocoles complexes (partager la musique contenue sur un vinyle n’est pas simple) est devenu quasiment instantané et d’une simplicité enfantine.
Tout ceci plaide pour une extension des capacités de médiation, pour que, plus nombreux, les adultes en charge de responsabilité éducative soient eux-mêmes outillés pour accompagner des projets musicaux éducatifs riches, nourris de diversité stylistique et sonore capables de jouer sur le registre des répertoires et de leur transmission comme sur celui de la découverte et de la compréhension des langages et intentions les plus contemporains et complexes.
En ce sens valoriser les œuvres est une entrée capitale : finalement ce sont les œuvres qui marquent et font avancer la société et expriment l’intention ou le ressenti de l’artiste. C’est devant elles que nous réfléchissons à notre propre condition, éprouvons une émotion et mettons en jeu un savoir antérieur. Comme est essentielle la rencontre avec l’artiste dont le propos va éclairer l’œuvre, qui incarne une idée, un doute ou une résolution. Pour ce qui nous intéresse, l’expérience du concert est fondatrice et doit être vécue tôt et renouvelée.
Le dispositif Un monde de musique que Zebrock est en train d’achever est nourri de toutes ces réflexions. Nul doute que d’autres viendront l’enrichir, voire l’amender. Autour de la plateforme Mélo va se développer toute une palette de formations dont nous attendons qu’elles mettent en partage connaissances et expériences pour élargir le cercle de ceux qui ont à cœur de cultiver le désir de musique.