Comme nous, Félix Jousserand est impressionné par le talent et le succès de Aya Nakamura. Fin connaisseur de l’écriture scandée, slammée, chantée, il a publié vendredi dernier (31/05) un article-débat dans les colonnes de l’Humanité. Il y met en lumière les rapports passionnants et complexes entre langue et musique et établit que la chanson est héritière d’une tradition orale, elle est un art et pas un sous-genre de la littérature. Du coup, il met un coup de sabot dans les conventions et les réflexes réactionnaires qui traînent ici et là. On adore.
Félix Jousserand est slameur, auteur, interprète de talent et aussi un collaborateur de longue date de Zebrock où il anime depuis plusieurs saisons les ateliers d’écriture du Grand Zebrock qui sont en réalité bien plus que ça. Il s’agit de faire naitre discussions et débats autour de l’écriture et de la langue, de penser le fait d’écrire. C’est d’une de ces discussions qu’est né son papier. Félix Jousserand est aussi l’auteur de « Blah ! une anthologie du slam » (Au Diable Vauvert, 2008) et de « Rhapsodes : anthologie du rap français » (Au Diable Vauvert, 2016).
Aya Nakamura, la nouvelle chanson française.
« Bla-bla-bla d’la pookie, ferme la porte, t’as la
pookie dans l’sas »
Félix Jousserand, auteur
« En quelques poignées de mois, Aya Nakamura a réussi le prodige de s’attirer l’amour du public européen le plus large et les critiques de commentateurs ne comprenant ses textes qu’à l’aune d’une corruption terminale de la syntaxe française, d’une remise en cause, dans le style oral et déconstruit qu’elle affectionne, de ce qui fonderait notre civilisation. Que les orthodoxes se rassurent, la chanteuse semble n’avoir nullement l’intention de s’arroger un principat barbare sur la langue française. Au contraire.
L’académisme du Grand Siècle – langue des diplomates, Racine et Corneille, de l’imparfait du subjonctif, de la juxtaposition, de l’élite –, aussi précieux qu’ampoulé, raconte l’histoire du XVIIe siècle ; celle d’une langue conçue hors-sol, par et pour l’aristocratie versaillaise, par opposition à celle, vernaculaire, en usage dans la population. Le tiers état.
En fondant Académie et Comédie françaises, la Couronne ne se contente pas de procurer outils et écrins distingués aux artistes officiels, elle acte un projet politique consistant à écarter le peuple de ce qui détermine de toute éternité le Pouvoir réel. Les mots contre la parole. La grammaire contre l’usage. Le raffinement contre la vulgate. Le monarque contre le peuple.
La IIIe République, par un surprenant atavisme, aurait respectueusement poursuivi l’ouvrage, ajoutant sa pierre à l’édifice en réprimant régulièrement les parlers régionaux, jargons et autres formes de langues utiles, si l’industrie moderne du spectacle n’était venue mettre un caillou dans la chaussure de ce rapport singulier, pour ne pas dire artificiel, que nous entretenons avec notre langue. Le français que l’on écrit, depuis Malherbe, n’est pas celui que l’on parle. C’est la croix des chanteurs.
Aristide Bruant, Fréhel, Piaf, Vian, puis rockeurs, rappeurs, et Aya Nakamura, n’ont jamais eu d’autre ligne de conduite que de re-convoquer cette langue pauvre, qui n’existe que dans la bouche de ceux qui la disent et la font circuler. Ces interprètes et courants eurent à leur manière à affronter l’opprobre, mais à l’intérieur d’esthétiques au départ minoritaires. Aya Nakamura connaît un parcours différent. Son succès est massif, les familles la plébiscitent, tout de suite. Elle n’offense personne, s’exprime correctement dans les médias, ne vante pas le crime, mais s’autorise à parler d’amour, de réussite, d’amitié, de trahison… Le paysage habituel. Si ce n’est que la modernité a transformé ces outsiders en héros grand public, d’où la nervosité d’une filière traditionaliste peu encline à ouvrir la porte aux exercices vulgaires du français contemporain…
Aya Nakamura pratique un art de tradition orale et non un dérivé mal compris de la passion littéraire nationale ; une bonne chanson ne s’écrit pas, elle se chante. Hiérarchiser les usages de la langue en fonction de leur supposée légitimité n’a aucun sens ; Aya Nakamura invente plus de mots en une chanson qu’un Immortel en dix ans. Qui pourra lui faire grief de s’emparer du français comme d’une langue vivante ? Comment sérieusement tresser des lauriers à Villon, Audiard, et ne pas voir en Aya Nakamura une praticienne nouvelle école de ce cryptage qui a de toute éternité fait le socle du jargon, de l’argot, du javanais, des poétiques alternatives ? Félicitons-nous de pratiquer une langue truqueuse, polymorphe, qui, sans faire insulte au classicisme, rappelle qu’en musique, le son vaut bien le sens. »